Bourdelle et le peintre Jean Auguste Dominique Ingres (1780-1867) étaient tous deux natifs de Montauban. Bourdelle éprouvait une admiration réelle mais nuancée pour son illustre compatriote, appréciant surtout le dessinateur. Dans son cours à la Grande Chaumière du 6 janvier 1910, il indiquait à ses élèves : « Le dessin, ce n’est que de la pensée bien dessinée, c’est comprendre. […] Ingres disait : "Le dessin, c’est la probité de l’art." Moi je vous dis : "Le dessin, c’est l’art tout entier." » Il acquit des études au crayon de l’artiste, ainsi qu’une peinture, un Portrait de femme (MBCO075), aujourd’hui attribué au cercle d’Ingres.
Bourdelle s’est certainement reconnu dans ce tempérament fier et opiniâtre, dans cet infatigable travailleur, qui a dû lutter ardemment pour faire reconnaître son art et ses conceptions. Comme l’écrit Jean Girou, « l’art pour Bourdelle fut un long labeur l’épée à la main ; on comprend qu’il ait fait sienne la devise de son grand compatriote Ingres : « ce n’est qu’en combattant que l’on acquiert quelque chose, et le combat, c’est la peine que l’on se donne. »
Il transfigure les traits épais et bourgeois du vieil Ingres pour lui donner une « majesté quasi-olympienne ». Traité à l’antique (poitrine nue et toge drapée sur l’épaule gauche), c’est un buste tout en puissance, que certains critiques (tel Robert Rey) n’hésitent pas à comparer au Balzac de Rodin (pour lequel Bourdelle avait conçu des études à la demande du maître) : une carrure robuste, une facture abrupte, un cou taurin, une tête énorme et bourrue (« un mufle de bête de labour », une tête de « crapaud génial »).
Mais c’est son expression, fière, hautaine, énergique, dominatrice, qui confère au buste sa terribilità, sa puissance formidable. Ingres a l’acuité d’un oiseau de proie : la tête relevée, le regard acéré, fixant le lointain, son expression farouche évoque Héraklès archer, sur lequel Bourdelle travaille à la même période. Sa bouche « est dessinée du même trait décisif que celle d'Apollon ».
Il a la vitalité féroce, la morgue et la violence d’un bretteur sûr d’avoir raison, tel un jacobin à la tribune : « C’est un Ingres qui pourrait aussi bien être un Marat, — ou si l’on veut lui trouver un frère en art, un David. Oui, il a vraiment l’air d’un Jacobin de la peinture » écrit Fernand Gregh en 1908.
Le buste obtient un immense succès dès sa présentation en 1908 au Salon de la Société nationale des Beaux-Arts et la revue L'Art et les artistes en publie une photographie pleine page (mai 1908).
Valérie Montalbetti Kervella
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