Atelier de sculpture
Vous entrez dans l’atelier où Émile Antoine Bourdelle s’installe peu après son arrivée dans l’impasse du Maine en 1885 et dans lequel il travaille plus de 40 ans, jusqu’à sa dernière année.
L’espace comporte les éléments architecturaux caractéristiques d’un atelier d’artiste de la fin du 19e siècle : de grandes verrières orientées au nord, qui assurent une lumière égale, une imposante hauteur sous plafond, un poële pour réchauffer l’atmosphère humide de glaise, des sellettes, une meuleuse pour aiguiser les outils. Compte tenu du poids des matériaux, les ateliers de sculpteur se situent traditionnellement au rez-de-chaussée. Il ne manque plus que Bourdelle lui-même et son équipe d’aides et de praticiens, chargés de tailler les marbres.
La mezzanine
La mezzanine est caractéristique de l’atelier. Bourdelle y dort dans les premiers temps, d’où le tissu posé sur la rambarde pour dissimuler l’espace intime. Il stocke ses œuvres dans les vitrines et y installe sa presse à copier. La mezzanine offre aussi au sculpteur un point de vue commode pour observer en surplomb ses œuvres monumentales.
Chefs-d'œuvre
Bourdelle réalise dans cet espace ses chefs-d’œuvre, jusqu’à la Première guerre mondiale : la Tête d’Apollon, le Torse de Pallas en marbre, l’Héraklès archer, la statue de Carpeaux au travail, le Centaure mourant…
Peu à peu, il investit tous les ateliers avoisinants. Ce premier atelier devint alors un studiolo, cabinet propice à la méditation, au dessin ou à la conversation. L’artiste y accueille des personnalités du monde entier, dont il modèle parfois le buste.
A la mort de Bourdelle en octobre 1929, l’atelier est sanctuarisé. La plupart des œuvres et des pièces de la collection de Bourdelle y sont laissées. Le Centaure mourant, l’une de ses œuvres emblématiques, est installée au milieu de la pièce. On croirait presque que le sculpteur vient de s’absenter : parquet en point de Hongrie, lambris, couleurs des murs… tout a été méticuleusement conservé, y compris les graffitis de la main de Bourdelle sur les murs, les traces d’aménagements successifs (clous) et les traces du temps (fissures). La restauration menée en 2022 a été réduite à des gestes conservatoires : consolider le bâtiment, stabiliser les écailles de peinture sur les murs, restaurer les œuvres, remplacer les textiles oxydés.
La Roumaine et le modelage
La Roumaine est l’un des plus beaux bustes féminins d’Antoine Bourdelle, inspiré par Fanny Moscovici, son élève à l’Académie de la Grande Chaumière et sa praticienne à l’atelier entre 1925 et 1928.
Cette œuvre en terre crue a été modelée par l’artiste sur une armature en métal enduite de plâtre et fixée sur une planchette de bois ; en s’approchant, on voit les boulettes de glaise écrasées par le pouce du sculpteur et les stries parallèles laissées par la mirette gradinée. L’œuvre encore humide a été moulée pour en tirer un plâtre, plus solide : la terre a été abîmée lors de l’opération, mais Bourdelle a quand même voulu la conserver. Il l’a alors laissée sécher : la terre s’est rétractée, ce qui a provoqué de nombreuses fissures. Au plus près de la main de l’artiste, ce témoin rare et fragile d’un modelage original nous touche par sa vulnérabilité.
« La vie est courte, il faut se hâter de réaliser son œuvre », dit Bourdelle, amoureux de la ductilité de la terre et de la rapidité d’exécution qu’elle offre. Grâce au modelage, le sculpteur, guidé par son imagination, peut en effet laisser libre cours à sa créativité en captant dans l’instant la forme suggérée par le modèle.
Simu et la mise-aux-points
Le collectionneur Anastase Simu est le créateur du musée d’art moderne de Roumanie à Bucarest, pour lequel il achète des sculptures de Bourdelle. Il lui commande également son portrait. A partir d’un modelage en terre disparu, réalisé en 1920, Bourdelle tire un plâtre, à partir duquel des praticiens taillent un marbre pour le collectionneur.
Presenté ici, un premier marbre est resté inachevé dans l’atelier, probablement en raison d’une profondeur insuffisante du bloc à l’arrière. Ce marbre est placé à côté du plâtre ayant servi de référence pour sa réalisation, grâce à la technique de la mise-aux-points. Sur chaque buste, des points de basement (petites pyramides surmontées d’un clou) sont implantés de part et d’autre de la base et au sommet de la tête, dessinant ainsi un triangle dans l’espace. Ils servent d’appui aux pointes de la machine à mettre-aux-points, dont un exemplaire se trouve dans la salle voisine.
Les points tracés sur le modèle en plâtre, sont autant de repères pour définir avec précision les formes de l’œuvre. Chaque point est ensuite reporté sur le bloc de marbre dégrossi, grâce au bras articulé de la machine. Sur le marbre inachevé, on distingue nettement les trous du report des points, destinés à être abrasés lors du travail de finition.
Dans l’atelier se trouve un autre marbre inachevé, le Buste d’Henriette Vaisse-Cibiel. Cette fois-ci, ce sont probablement les défauts du marbre qui ont poussé l’artiste à l’abandonner au profit d’une pierre de meilleure qualité.
Mur des moulages
Réalisées par moulage d’une œuvre originale, les reproductions en plâtre permettent aux artistes d’étudier des sculptures de référence, pour les méditer ou s’en inspirer. Toutes les écoles de dessin ou de beaux-arts possédaient une collection de moulages, surtout d’œuvres de l’Antiquité et de la Renaissance, à visée pédagogique. La collection d’un artiste est différente : constituée en fonction de ses goûts, de ses découvertes, de ses voyages, elle est unique et personnelle. Celle de Bourdelle montre la diversité de ses sources d’inspiration. Si les références antiques sont habituelles, les oeuvres médiévales sont moins attendues.
Dès 1907-1908, Bourdelle installe sur le mur de son atelier trois plâtres : deux œuvres grecques, l’Apollon de Théra (offert par Rodin) et la Tête de cheval du Parthénon, et une œuvre médiévale, la Tête du roi David de la cathédrale de Reims, posée sur un chapiteau.
S’y sont ajoutés la tête de l’Esclave mourant de Michel-Ange ; Deux personnages de Prambanan, un relief bouddhique dont Maillol et Maurice Denis possédaient également un exemplaire ; des œuvres médiévales de Vézelay (Tête de Christ aux épines), Chartres (le buste de Sainte Modeste) et surtout Reims (dont le fameux Ange au sourire).
Sur le mur Sud, un relief tchèque, Personnages se baignant, rappelle le voyage de Bourdelle à Prague en 1909, pour sa première grande exposition monographique à l’étranger.
Fauteuil et mobilier rustique
Antoine Bourdelle voue une dévotion particulière à son père ébéniste et sculpteur sur bois, auprès duquel il s’est formé en copies de meubles anciens. Il acquiert ainsi le sens de l’architecture : comprendre la structure d’une œuvre, soumettre les parties à l’effet d’ensemble. En 1886, il fait venir ses parents à Paris, malgré ses maigres ressources. Son père continue son activité jusqu’à ses 82 ans. Trois fauteuils en style néo-gothique, taillés par son père, sont conservés précieusement par Bourdelle : il y fait poser les grands de ce monde, comme le président de la République argentine Marcelo de Alvear.
A partir de 1917, son aisance financière permet à Bourdelle d’emplir l’atelier de beaux meubles anciens, comme les stalles d’église ou la crédence aux panneaux néo-gothiques située sous la mezzanine. Fidèle à ses origines rurales et modestes, il les associe avec des pièces de mobilier traditionnel plus rustiques, comme l’armoire à galettes bretonne, le meuble gothique ou la grande table paysanne.
Selles et socles
L’atelier présente une grande variété de selles de sculpteur. Leur plateau rotatif permet de tourner l’œuvre, pour la travailler sous tous les angles. La hauteur du plateau est souvent réglable grâce à une vis ou un système de crémaillère. Initialement destinées au travail, les selles servent ponctuellement de socles pour la présentation des sculptures.
Bourdelle est particulièrement sensible à l’accord entre une œuvre et son socle : tous deux doivent « équilibrer leurs volumes et harmoniser leurs profils ». Cela ne l’empêche pas d’associer à ses sculptures des socles anciens qui l’inspirent. Il acquiert ainsi une grande variété de supports, voire procède à des assemblages personnalisés : chapiteau corinthien sur colonne en bois ; meule sur un cylindre en granit ; chapiteau roman à quatre têtes couronnant une massive colonne carrée en pierre. Il crée même le Socle des Génies au masque, en y intégrant deux bas-reliefs créés pour le Théâtre des Champs-Elysées : cet objet hybride est à la fois piédestal et œuvre d’art.
La collection médiévale de Bourdelle
Antoine Bourdelle constitue au fil du temps une collection d’œuvres anciennes chinées auprès d’antiquaires, mêlées à ses créations dans les ateliers.
Avant 1910, il accroche à la mezzanine le Grand Christ en Croix en bois du 14e siècle. En 1920, il ajoute deux poutres sculptées, acquises lors d’un voyage en Bretagne. Sur l’une, figurent des anges et sur l’autre, un moine combattant un dragon. Il dispose dessus deux bustes du 14e siècle, une Vierge et un Evêque, en bois polychromé.
Parmi les statues en pierre de sa collection, on remarque une Sainte Catherine de la fin 15e siècle, acéphale (c’est-à-dire sans tête) et une Vierge allaitant l'Enfant du 14e siècle dont seul le sein nourricier est figuré. Le caractère synthétique, le drapé géométrisé, le hanchement prononcé, rejoignent les préoccupations formelles du sculpteur et font écho à sa Sainte Barbe.
Une clef de voûte en pierre peinte représente la Trinité (Dieu, le Christ en Croix et la colombe du Saint-Esprit). Elle provient de l’Atelier lorrain de Joinville-Vignory, actif dans la première moitié du 15e siècle.
Ces œuvres manifestent le goût de Bourdelle pour la sculpture médiévale et la polychromie, lui qui colorait volontiers ses propres plâtres.
Autoportrait sans bras
Dans l’Autoportrait sans bras, Antoine Bourdelle se représente dans son célèbre costume en velours côtelé, qui est alors la tenue des ouvriers. Il s’affiche ainsi en artisan, fier de ses origines, pour qui le labeur est une vertu. On reconnaît son allure faunesque : trapu (il mesure 1m58), la tête penchée vers le sol tel un bélier, la barbe fournie, le front bombé, le regard fixe et songeur.
Cette figure modelée vers 1907-1908 ne peut manquer d’évoquer L’Homme qui marche de Rodin, qui venait de triompher au Salon de 1907, ou encore le Serf de Matisse. Il pourrait sembler surprenant pour un sculpteur de se représenter sans bras, comme empêché d’œuvrer. Or pour Bourdelle, ce n’est pas les mains qui font le sculpteur, mais l’esprit. L’absence de bras, donc de geste, concentre l’attention sur le front et sur l’expression réfléchie du visage. L’artiste se représente dans la phase essentielle de création de l’œuvre, sa conception mentale. Comme il le répétait à ses élèves, pour créer, il faut développer son esprit, qui dirige la main.
L’atelier présente une autre évocation de Bourdelle : le moulage de son dos puissant, réalisé vers 1895, à 34 ans.
Centaure mourant, gardien de l’atelier et incarnation de Bourdelle
Le Centaure mourant est une œuvre majeure d’Antoine Bourdelle. L’homme-cheval meurt dans une tension sublime : son torse se dresse vers le ciel, tandis que s’affaissent la tête abandonnée sur l’épaule et le corps bestial encore frissonnant. Le bras tendu en arrière retient la lyre, comme pour un dernier chant. Que de regrets dans cet être fabuleux qui expire.
Car Bourdelle considérait l’être mythologique comme un double : il se représente souvent en Centaure, incarnation parfaite de l’artiste par sa nature hybride, humaine et animale, mais également allégorie de l’Esprit maîtrisant la matière.
A la mort du sculpteur en 1929, sa veuve Cléopâtre organise une chapelle ardente dans l’atelier, où viennent se recueillir élèves, amis, personnalités, et une foule d’inconnus. Le Centaure réintègre alors l’atelier où il fut élaboré ; penchant sa tête au-dessus du cercueil, il semble pleurer son créateur. L’artiste est mort, mais il demeure vivant dans sa création. Par une opération de transfiguration, le Centaure incarne désormais Bourdelle, sa présence même dans l’atelier. Il est devenu le gardien du sanctuaire.
Torse de Pallas
Les années 1900-1905 sont décisives pour Bourdelle. Nourri de la simplification de l’archaïsme grec, le sculpteur repense radicalement la définition des formes et du modelé. En 1903, il réalise en terre un torse de femme grandeur nature, surmonté d’une tête à l’expression sévère, dans laquelle on croit déceler un portrait.
Pallas – qui se rattache au nom grec signifiant « jeune fille » – est l’une des épithètes de la déesse Athéna, la vierge guerrière. Jalon majeur dans l’évolution de la création bourdellienne, cette œuvre est une véritable leçon d’épure. Le cylindre constitue le module élémentaire du tronc, des cuisses et des bras dont la découpe en cassure évoque un fragment antique. Cette construction géométrique doit beaucoup à la leçon plastique de Cézanne.
Monolithique, virginal et synthétique, le marbre de Pallas est bien un torse de déesse. Demeuré dans l’atelier de sculpture, ce talisman rejoint la première donation fondatrice du musée, en 1948.
Suite de la visite
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